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LA COMMUNE A TÉLÉGRAPHE : 

DU LIEU DE MÉMOIRE A L’AMNÉSIE

2021 est l’année de la commémoration des 150 ans de la Commune de Paris. Chacun sait combien l’histoire de Belleville est liée à la Commune. La dernière barricade à tomber aux mains des Versaillais, le 28 mai 1871, se trouvait à l’angle des rues Tourtille et Ramponeau. Au cimetière du Père-Lachaise, le Mur des Fédérés, où furent fusillés 147 Communards le 27 mai, est longtemps resté un lieu de rassemblement pour tous ceux qui se réclament de l’héritage de la Commune.

 

L’un des principaux épisodes, aujourd’hui largement occulté, s’est déroulé sur la colline de Télégraphe, dans ce qui correspond aujourd’hui au 81 rue Haxo : le massacre de 52 otages.

 

Cet épisode est notamment décrit par Hippolyte Lissagaray, journaliste et lui-même ancien communard, auteur en 1876 d’un ouvrage de référence, L’histoire de la Commune de 1871. Lissagaray, dont le livre fut traduit en anglais par Eleanor Marx, fille de Karl, et qui dut s’exiler à Bruxelles jusqu’à la loi d’amnistie de 1880, fut le témoin oculaire des évènements :

 

« Vers six heures, un groupe de gendarmes, ecclésiastiques, civils, arrive rue Haxo, encadré dans un détachement que le Colonel Gois commande. Ils viennent de la Roquette et se sont arrêtés un moment à la mairie où Ranvier a refusé de les recevoir. On croit à des prisonniers récemment faits, et ils défilent d’abord dans le silence. Bientôt le bruit se répand que ce sont des otages et qu’ils vont mourir. Ils sont trente-quatre gendarmes, pris le 18 mars à Belleville et à Montmartre, dix jésuites, religieux, prêtres, quatre mouchards de l’Empire…

 

La foule grossit, apostrophe les otages et l’un d’eux est frappé. Le cortège pénètre dans la cité Vincennes dont les grilles se referment, et pousse les otages vers une sorte de tranchée creusée devant un mur. Un membre de la Commune, Serraillier, accourt – Que faites-vous ? Il y a là une poudrière, vous allez nous faire sauter ! – Il espérait ainsi retarder l’exécution. Varlin, Louis Piat, d’autres avec eux luttent, s’époumonent, pour gagner du temps. On les repousse, on les menace, et la notoriété de Varlin suffit à peine à les sauver de la mort.

 

Les chassepots partent sans commandement, les otages tombent. Un individu crie : Vive l’Empereur ! Il est fusillé avec les autres. Au-dehors, on applaudit. Et cependant, depuis deux jours, les soldats faits prisonniers depuis l’entrée des troupes traversaient Belleville sans soulever un murmure. Mais ces gendarmes, ces policiers, ces prêtres qui, vingt années durant, avaient piétiné Paris, représentaient l’Empire, la haute bourgeoisie, les massacreurs, sous leurs formes les plus haïes. ».

 

Lissagaray est lui-même présent, avec quelques compagnons : « Pâles, accoudés autour d’une table, essayant d’étouffer le son, les yeux fermés, nous dûmes tout subir. A la fin, des applaudissements se firent entendre au-dehors : ils nous brisèrent le cœur plus que la fusillade. Combien de nous auraient joyeusement donné leur vie pour épargner cette souillure à la défense ? ».,

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Le massacre des otages rue Haxo. Photomontage (E.E, Appert)

Cette version, selon laquelle le massacre des otages fut un acte spontané de la foule et non une décision des dirigeants de la Commune, est reprise par d’autres commentateurs. Maxime Vuillaume, auteur de Mes cahiers rouges du temps de la Commune (qui, à la différence de Lissagaray, n’était pas présent) décrit l’arrivée de la troupe devant Eudes, qu’un officier interroge pour savoir où conduire les otages : «- C’est toi qui les as amenés ici – répliqua sèchement Eudes, déclinant, comme le matin, l’effrayante responsabilité. – Je n’ai aucun ordre à te donner -.

 

Un homme alla ouvrir une grille qui donnait accès à une étroite et longue allée. Une soixantaine de pas et les otages se trouvèrent assemblés dans un terrain vague, bordé par un bâtiment à un seul étage surmonté d’un clocheton. Au-dessous, un balcon en bois… Dès l’arrivée du cortège, les quelques membres de la Commune qui se trouvaient rue Haxo avaient tenté de s’opposer au massacre. Cournet ceint son écharpe rouge, veut parler. On couvre sa voix. On le menace… Alavoine se précipite… Il se heurte à un fédéré à barbe blanche qui, se plaçant devant lui, lui ferme le chemin… - Voilà huit jours qu’on fusille les nôtres en tas ! – crie le vieux combattant. Et vous voulez qu’on épargne ces gens-là ! – Et, sortant son révolver, il le braque sur Alavoine. ».

 

Plusieurs témoins évoquent le rôle joué par une jeune femme dans le déclenchement des évènements. C’est le cas notamment de Jules Clarétie. Ce dernier, journaliste, romancier, auteur de livrets d’opéras (de Massenet), président de la Société des Gens de Lettres, est aussi l’auteur d’une Histoire de la Révolution de 1870-1871, publiée dès 1872. Il décrit ainsi le transfert des détenus de la prison de la Roquette à la rue Haxo puis leur mort : « Une cantinière à cheval ouvrait la marche. Ses cheveux étaient ramassés dans un filet blanc.  Elle portait un képi… Venaient ensuite plusieurs clairons et tambours, qui jouaient une marche de chasseurs. Derrière eux, il y avait un peloton de gardes nationaux. Suivaient les victimes, deux par deux, ayant de chaque côté deux gardes nationaux, la baïonnette au bout du fusil… ». Une fois arrivés rue Haxo « on resta là plusieurs minutes sans oser les toucher, malgré les excitations et les cris de mort qui parvenaient des rangs les plus éloignés de la foule… La cantinière au filet blanc s’avança, en criant – Pas de pitié pour les Versaillais, ce sont des assassins ! Pas de calotins ! Pas de gendarmes ! - Elle fait feu. Le signal est donné : il y a un second coup de feu, puis un autre, puis un semblant de feu de peloton, mal nourri. Les femmes, montées en foule sur le mur d’enceinte, dont elles brisèrent une partie des tuiles, acclament les meurtriers et insultent les victimes. ».

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Le mur des otages. Photographie d’Eugène Atget (1857-1927)

                                      Musée Carnavalet 

Jules Vallès, dans L’Insurgé, est plus précis sur l’identité de cette femme, en évoquant « l’histoire de la vivandière qui a donné le signal de la tuerie. Cette vivandière est la fille d’un homme qui a été arrêté à la fin de l’Empire sur une dénonciation d’agent provocateur, et qui est mort en prison. Quand elle a entendu dire qu’il y avait des mouchards dans le tas, et qu’on allait les soigner, elle a suivi, puis commandé l’escorte. C’est elle qui a envoyé la première balle à Largillière. ».

 

Parmi les victimes figuraient en effet des prêtres, des gardes nationaux et des gendarmes, mais aussi quatre personnes identifiées comme des mouchards au service de l’Empire. Il faut y ajouter un spectateur qui, selon les sources, s’écria « Vive l’Empereur ! » ou « C’est ignoble ! » et qui fut abattu avec les otages.

 

Il semble que cette femme à l’origine du massacre soit Louise-Félicie Gimet, dont la vie comporte certaines zones de mystère. Elle naît, croit-on, le 1er mai 1835 à Roanne (mais son acte de naissance ne figure pas dans les archives de la ville). Rien ne permet de penser que son père a été victime des mouchards de l’Empire. Elle mène une vie plutôt vagabonde et marquée par l’anticléricalisme mais cela ne l’empêche pas de faire preuve de dévotion vis-à-vis de la Vierge, comme en témoigne un épisode situé à Lyon en 1850 : elle y aurait giflé un jeune homme qui tenait des propos jugés irrespectueux sur Notre-Dame de Fourvière.

 

Un autre épisode surprenant se produit une dizaine d’années plus tard, en 1859, dans la même ville. Elle va voir le Curé d’Ars (décidément, pour quelqu’un qui s’oppose à l’Église, elle fréquente beaucoup les religieux). Celui-ci lui aurait dit : « Malheur à vous ! Vous ferez beaucoup de mal. Mais Notre Seigneur, dans sa miséricorde, aura pitié de vous. Vous vous convertirez grâce à cette dévotion que vous conservez par sa divine Mère. ».

 

Pendant la Commune, Félicie (ou Louise, l’un et l’autre prénoms sont utilisés dans les textes) est à Paris. Mais, une fois de plus, mystères et ambiguïtés entourent son rôle. Elle s’habille en homme et se fait appeler Capitaine Pigerre, du nom de son compagnon, pense-t-on, un ouvrier ébéniste qui fait partie des dirigeants des Fédérés. On lui attribue la mort de Mgr Darboy, archevêque de Paris, et de cinq autres otages à la prison de la Roquette, le 21 mai : elle aurait commandé le peloton d’exécution et donné le coup de grâce. Mais certains auteurs affirment que ce n’était pas elle, mais un certain Sicard qui lui ressemblait beaucoup.

 

Elle-même aurait reconnu avoir tué 13 prêtres, dont le Père Pierre Olivaint, mort rue Haxo avec les autres otages au cours de cette fusillade qu’elle aurait déclenchée. Pierre Olivaint est un personnage important : normalien, major à l’agrégation d’histoire, devenu jésuite, il a exercé parallèlement des activités de travailleur social, d’enseignant et de responsable religieux (au sein de l’établissement jésuite situé rue de Sèvres).

 

Après la Commune, Félicie Gimet est internée à la prison de Saint-Lazare, où officie une congrégation religieuse fondée en 1841, les Sœurs de Marie-Joseph. La supérieure, Sœur Éléonore, devient assez proche de la détenue qui lui déclare : « Si je sors vivante des mains de la justice, je me convertirai ». Dans sa cellule, elle lit le Journal du Père Olivaint, qui d’après une lettre de décembre 1874 signée L.G. (Louise Gimet ?) l’avait déjà profondément impressionnée pendant les quelques jours précédant sa mort et les évènements de la rue Haxo.

 

Un article de Pierre Duclos, dans la Revue d’histoire de l’Église de 1988 qui est consacré à Louise-Félicie porte pour titre : « Une pétroleuse convertie ». En effet, une fois graciée, elle suit Sœur Éléonore à Doullens puis à Montpellier où elle se retire au centre de la solitude de Nazareth et devient elle-même religieuse en 1890 sous le nom de Marie-Eléonore, combinant ainsi sa dévotion pour la Vierge et sa reconnaissance pour sa supérieure. Elle meurt à Montpellier le 12 septembre 1893.

 

Il est évidemment difficile, dans ce récit édifiant, de distinguer ce qui relève de l’Histoire et du récit construit après coup dans un esprit évangélisateur, auquel rien ne manque, pas même le miracle lorsque Louise-Félicie, allant se recueillir rue de Sèvres sur la tombe de Pierre Olivaint, guérit soudain d’un mal au genou qui passait pour incurable.

 

 

L’endroit où s’élève aujourd’hui l’église Notre-Dame des Otages est important pour une autre raison : ce fut le lieu de la dernière réunion des dirigeants de la Commune, le 26 mai. Là encore, Hippolyte Lissagaray fournit un récit de première main : « Le quartier général et les différents services sont installés dans la rue Haxo, à la Cité Vincennes, série de constructions coupées de jardins… Il n’y a plus d’autorité d’aucune sorte. Rue Haxo, pêle-mêle, confus d’officiers sans ordres, on ne connaît la marche de l’ennemi que par l’arrivée des débris de bataillons… A onze heures, neuf ou dix membres du Conseil se rencontrent rue Haxo… Jules Allix, plus timbré que jamais, arrive rayonnant. Tout va au mieux d’après lui, les quartiers du centre sont démunis de troupes, il n’y a qu’à descendre en masse. D’autres s’imaginent qu’ils feront cesser les massacres en se rendant aux Prussiens qui les livreront à Versailles. Un ou deux disent l’espoir absurde que les Fédérés ne laisseront sortir personne, on ne les écoute guère et Jules Vallès s’apprête à un manifeste. Arrive Ranvier qui cherche des hommes pour la défense des Buttes-Chaumont. – Allez donc vous battre –leur crie-t-il au lieu de discuter ! -. Cette parole d’un homme de bon sens renversa l’écritoire. Chacun tira de son côté ; la dernière rencontre de ces perpétuels délibérateurs. ».

 

Sur le moment, ces évènements ont eu un large retentissement. Émile Zola écrit par exemple, dans La Débâcle, ouvrage publié en 1892 : « On venait d’apprendre seulement les massacres répétés des otages, l’archevêque, le curé de la Madeleine et d’autres fusillés le mercredi à la Roquette, les dominicains d’Arcueil tirés à la course comme des lièvres le jeudi, des prêtres encore et des gendarmes au nombre de quarante-sept foudroyés à bout portant au secteur de la rue Haxo le vendredi ; et une fureur de représailles s’était ranimée, les troupes exécutaient en masse les derniers prisonniers qu’elles faisaient… ».

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Façade de Notre-Dame des Otages

Pourtant, aujourd’hui, ce haut lieu de la Commune, repris par l’Église à laquelle appartenaient la majorité des victimes, ne rappelle ces évènements que de façon extrêmement discrète. L’église actuelle, la troisième sur le site (après deux bâtiments de 1889 puis 1898) a été construite de 1936 à 1938 par l’architecte Barbier avec les pierres issues de la destruction du Palais du Trocadéro. Son nom, Notre-Dame des Otages, est une référence directe au drame du 26 mai 1871. Mais le visiteur ne trouve sur place que peu de références à cet épisode. Initialement, l’église s’appelait Chapelle du Sacré-Cœur et sa façade, avec un Christ flanqué de deux anges, renvoie à ce thème.

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Ange de la façade priant le Sacré-Cœur

Certes, à l’intérieur, une inscription située au-dessus de l’autel, fait allusion à la mort des otages, mais, rédigée en latin et en contre-jour, elle échappe à la plupart des visiteurs. Une traduction française a été gravée à proximité de l’autel : « Le sang des martyrs est une semence chrétienne ». Mais les vestiges du mur le long duquel furent exécutés les otages sont très difficiles à identifier et il faut beaucoup d’imagination pour retrouver la trace de l’un des principaux épisodes de la Commune.

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A l’intérieur de Notre-Dame des Otages

Cette amnésie s’explique par de multiples facteurs. Le premier est d’ordre plutôt politique : les commémorations de la Commune, de façon générale, étaient plutôt favorables à celle-ci, comme en témoignent les différentes manifestations au pied du Mur des Fédérés au Père Lachaise. Le souvenir du massacre des otages ne satisfait personne : ni ceux qui célèbrent en la Commune la libération du peuple, ni leurs adversaires. En 1902, de Vogüe écrit : « Les frères, les successeurs des martyrs, doivent se cacher pour veiller et prier sur le jardin désert où moururent ceux qu’ils vénèrent. ».

 

De plus, le lieu abrite des victimes trop diverses pour se prêter à une commémoration simple : en février 1877, les restes des gendarmes et des gardes républicains sont exhumés et enterrés dans le cimetière de Belleville, sous une colonne commémorative. Dès lors, la Villa des Otages ne renferme plus toutes les victimes.

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Colonne érigée à la mémoire des gendarmes et des gardes massacrés rue Haxo le 26 mai 1871, cimetière de Belleville.

Par ailleurs, alors que l’endroit gardait la mémoire de ces évènements tragiques (en 1888, P. Anizan écrivait : « D’ici à un mois on commencera une chapelle. Tout y est triste et désolé. On voit la trace des balles dans le mur. Le trou où ont été jetés les cadavres est encore béant. ».), la Première Guerre Mondiale détruit les traces physiques de l’épisode. Le 29 janvier 1916 en effet, un zeppelin allemand lance 17 bombes sur Paris, faisant 26 morts à Belleville et Ménilmontant et détruisant la plus grande partie du mur des otages.

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Destruction du mur des otages après le raid du zeppelin. 1916

Enfin, l’Église tourne le dos aux commémorations pour se diriger vers l’avenir. Le terrain où a eu lieu le massacre est acheté par les Jésuites. Ceux-ci estiment que l’évangélisation de cette partie de Paris est plus importante que la commémoration du passé. Le numéro 39 de l’AHAV (2ème trimestre 2008) rappelle notamment cette aventure, commencée dans les années 50 sous la houlette du Père Thouvenin de Villaret.

 

Un vaste projet immobilier, connu sous le nom des Hauts de Belleville, est conçu sur l’espace acheté par les Jésuites. Il s’agit de construire un immeuble de 158 logements, un foyer de 132 jeunes travailleurs, une école (non réalisée), une bibliothèque, un dispensaire, un foyer de personnes âgées, une Maison des Jeunes et de la Culture, un centre d’art dramatique… L’architecte en est Claude Béraud, Prix de Rome en 1942, influencé par les principes de la Charte d’Athènes et suffisamment convaincu des bienfaits des conceptions d’urbanisme qu’il prône pour souhaiter vivre lui-même dans les logements qu’il crée. Sur le terrain de la Villa des Otages, c’est ainsi un projet largement utopique qui voit le jour. Plutôt que la commémoration d’un épisode historique qui peut diviser, l’Église fait le choix d’un projet tourné vers l’avenir.

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Les Hauts de Belleville, créés sur le site de la Villa des Otages

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